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L’amour en plus

lundi, décembre 1st, 2008

N’allez pas croire que je ne lis que des magazines (y compris people). Sur les conseils d’un des rares commentateurs masculins de ce blog (le copain de la poule sage-femme ou CDLPSF pour les intimes), j’ai lu L’amour en plus, d’Elisabeth Badinter. Épouse du plus grand garde des sceaux connu par la France -avec qui elle a eu trois enfants-, elle est philosophe et féministe. Elle a récemment fait couler beaucoup d’encre (virtuelle) suite à des propos tenus dans le magazine Elle, puis dans le fameux article de Marianne, où elle interprète comme un retour en arrière la tendance croissante des femmes à s’investir plus dans la maternité (allaitement prolongé, congé parental, refus de la pilule…). Nous y reviendrons plus tard (probablement demain) et cela ne nous empêche pas de nous intéresser au travail historique réalisé par la philosophe dans L’amour en plus.

L’auteur y brosse l’évolution de l’amour maternel en France, ou plus exactement de la façon dont les femmes se sont occupées de leurs enfants du XVIIème au XXème siècle (le livre date de 1980). Ce travail historique lui permet finalement d’argumenter la thèse selon laquelle l’instinct maternel est une invention de la société patriarcale et misogyne pour enfermer les femmes au foyer, enfouies sous les couches sales. Autant vous prévenir tout de suite, ce livre est assez déprimant : la condition des femmes et des enfants jusqu’à la fin du XXème siècle n’est pas très reluisante.

La description des pratiques de mise en nourrice fait froid dans le dos. Le nouveau-né de quelques jours était envoyé à la campagne rejoindre la première nourrice qu’on trouvait (et apparemment on mettait plus d’application à choisir son palefrenier ou sa cuisinière), puis on ne voulait plus en entendre parler jusqu’au sevrage. La nourrice elle abandonnait ou délaissait souvent son propre nouveau-né pour privilégier les soins de son petit pensionnaire. Ce dernier, lorsqu’il repartait sans transition vers sa famille « de sang » qu’il n’avait jamais connue, se voyait alors rapidement renvoyé en pension. Ces pratiques n’étaient pas l’apanage des riches indolentes mais étaient également répandues dans les classes populaires où les femmes ne pouvaient pas travailler avec leurs enfants. En plus, à l’époque, l’enfant était considéré au mieux comme quantité négligeable et méprisable, au pire comme le porteur du pêché originel, un être vicieux à réformer d’urgence (d’après saint (??) Augustin : « Si on lui laissait faire ce qui lui plaît, il n’est pas de crime où on ne le verrait se précipiter. » Finalement Naouri est assez soft non ?).

En 1762, Rousseau (vous savez, celui qui a abandonné tous ses enfants…) publie Emile, ou de l’éducation, qui marque un changement de paradigme et une évolution des moeurs : les créations de la Nature sont pures, c’est la société qui les dévoie. Comme il le dit dans l’Emile : « Posons pour maxime que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain. Il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il est entré. »

On déterre alors le concept d’amour maternel, qui avait été largement nié jusque là, pour faire pendant à l’autorité paternelle. Cette dernière avait été valorisée pour produire des sujets dociles au Roi (puisque dociles à leur père, représentant du Roi dans le foyer). Cependant le désintérêt pour le devenir des enfants avait entraîné des records de mortalité infantile, et face à la catastrophe démographique le salut passera par le réinvestissement des mères dans la survie de leur progéniture. Les penseurs (toujours des hommes bien sûr) décidèrent que les femmes du XVIIIème siècle étaient des anormales qui avaient tourné le dos à la nature, au lieu de prendre exemple sur les femelles animales qui elles s’occupent bien de leurs petits (et je rejoins Elisabeth Badinter sur ce point : ce n’est pas parce qu’on est des mammifères qu’on doit nous comparer à des chattes ou à des chiennes).

L’allaitement maternel devient alors un enjeu crucial (notez qu’à l’époque il était opposé à l’allaitement par la nourrice, pas aux laits infantiles qui n’existaient pas -même si on trouvait déjà l’ancêtre du biberon qui faisait des ravages sanitaires). On promet aux mères qui le pratiquent qu’elles seront belles, aimées de leur mari, heureuses, qu’elles feront des économies et seront montrées en exemples de vertu. Qu’elles refusent et gare à elles : la rétention du lait maternel les rendra malades (voire les tuera) et Dieu les rejettera.

Évidemment tout ceci est plutôt positif pour les enfants, dont la position sociale a connu un bouleversement complet. Mais était-il pour autant nécessaire d’en charger entièrement et uniquement la mère (celle-ci étant même responsable du comportement du père : si celui-ci ne tient pas bien son rôle, c’est qu’elle-même n’assure pas bien le sien) ? La femme qui veut travailler ou même s’instruire intellectuellement est d’ailleurs très mal vue à l’époque. Ce n’est pas le fait que la mère s’occupe de ses enfants qui est choquant, mais bel et bien qu’elle n’ait pas d’autre issue. Sans compter la conception de la femme comme un être inférieur (largement illustrée par des citations à dresser les cheveux sur la tête) sous-jacente à cette morale.

Je pense qu’il est vraiment intéressant, voire crucial, d’avoir connaissance de ce (lourd) passé, qui n’est à ma connaissance pas enseigné dans les écoles. Il me semble aussi que cela permet de mieux comprendre les dernières interventions d’Elisabeth Badinter, sans pour autant adhérer à tous ses propos. Enfin le livre défend la thèse selon laquelle l’amour (ou plutôt l’instinct ?) maternel n’existe pas. A mon humble avis, ce concept d’amour maternel est en fait celui d’attachement (dont nous avons déjà parlé en ces lieux). Or nous savons maintenant que l’établissement de ce lien entre la mère et l’enfant est le fruit d’interactions complexes, tant hormonales (voir par exemple le rôle de l’ocytocine) que psychiques. Un contact quasi-permanent avec le nouveau-né juste après la naissance est notamment un facteur important : si l’enfant est séparé de sa mère à peine sorti du ventre pour être envoyé en nourrice à la campagne et qu’elle n’en entend pour ainsi dire plus parler pendant deux ou trois ans, il est certain que ça ne favorise pas vraiment l’établissement d’un vrai lien d’attachement.

En farfouillant sur le net, j’ai trouvé cet article sur le sujet (que je vous invite à lire), qui s’appuie sur les thèses développées par Sarah Blaffer Hrdy dans Les instincts maternels. Primatologue, et anthropologue, mais aussi féministe, celle-ci revisite la question en s’appuyant sur des données scientifiques plutôt qu’historiques. Autant vous le dire tout de suite, ce livre est bien placé dans ma liste « à lire », et en plus il est à la bibliothèque. Promis, je vous raconterai.