La lecture de L’amour en plus, d’Elisabeth Badinter, m’avait donné envie d’en savoir plus sur la question de l’instinct maternel. Je me suis donc plongée dans Les instincts maternels, de Sarah Blaffer Hrdy (titre original : Mother Nature. A History of Mothers, Infants and Natural Selection). Autant vous le dire tout de suite, je n’ai pas été déçue. Ce livre est absolument passionnant, et je le recommande à tous : femmes, hommes, parents, non parents. Et bien qu’extrêmement bien documenté et fouillé, avec de solides références scientifiques, il me semble plutôt abordable et agréable à lire pour le novice. Primatologue et anthropologue, Sarah Blaffer Hrdy (non, je ne sais pas comment ça se prononce) rassemble notre connaissance des animaux (et en particulier des primates) et des hommes à travers le monde, à la lumière de la sociobiologie, pour comprendre la part de notre biologie dans notre comportement autour de la reproduction. En gros, on peut dire qu’elle essaie de dégager la base commune à tous les Homo sapiens sapiens de ces comportements, hors des modifications culturelles. Ou encore : l’homme a-t-il un « programme naturel » ? Et si oui, quel est-il ?
Je trouve ce type d’approche incontournable, car comment pouvons-nous exercer notre libre arbitre si nous ne connaissons pas nos motivations archaïques, celles qui sont inscrites au plus profond de notre être ? Attention, loin de moi (et il me semble de S. Blaffer Hrdy) l’idée de dire que nous devons suivre à la lettre ces instincts, puisque d’une part ils ont évolué dans des conditions qui ne sont pas celles que nous connaissons actuellement (et donc ne sont peut-être plus optimaux aujourd’hui), et d’autre part ce n’est pas pour rien que nous sommes doté de la capacité d’aller à l’encontre de ces instincts justement. Et puis pour quiconque est intéressé par le maternage, et veut agir suivant ses instincts, je trouve que ce type de mise en perspective est presque indispensable. Cela peut être aussi le moyen de clouer le bec à un certains nombres d’idées reçues sur le sujet, comme nous allons le voir.
Rappelons aussi que la théorie de la sélection de groupe, selon laquelle notamment les individus agiraient « pour le bien/la préservation de l’espèce », a été écartée il y a quelque temps déjà, même si elle ressort régulièrement deci delà. La vision actuelle de l’évolution est plus proche de celle de Richard Dawkins dans Le gène égoïste (autre lecture que je vous recommande) : en gros les individus agissent pour in fine maximiser la reproduction de leurs gènes et c’est tout. L’espèce, rien à carrer.
Ceci étant dit, il n’est pas question de faire ici un compte-rendu exhaustif de ce livre, que j’engage plutôt chacun à lire lui-même, même si je ne résiste pas à vous citer quelques unes de ses conclusions. Une des idées importantes développées est que les humains, comme la plupart des êtres vivants, et notamment ceux dont la reproduction est très coûteuse (grands mammifères principalement), ont toujours eu recours au planning familial. L‘allaitement est notamment un bon moyen d’espacer les naissances (même si ça n’est pas toujours très fiable, voir par exemple ce feuillet de la Leche League pour plus de détails) : en effet un jeune enfant est un lourd fardeau pour la mère (rappelons qu’un allaitement exclusif coûte environ 500 calories par jour, ce qui est deux fois plus que la grossesse au troisième trimestre), et en assumer deux à la fois risque d’entraîner la mort des deux, voire de la mère (on parle ici des conditions préhistoriques lors de l’évolution des hominidés, pas de notre société occidentale où la bouffe coule à flots). En parallèle, la condition physique de la mère détermine également sa fécondité : pas assez de graisse, trop d’efforts physiques peuvent arrêter l’ovulation (actuellement on retrouve cette influence dans les aménorrhées plus fréquentes chez les anorexiques et les sportives de haut niveau, notamment marathoniennes).
Toutes ces dispositions n’empêchent pas qu’un enfant puisse arriver à un moment où la mère ne peut s’en occuper, et là l’auteur accumule un faisceau de preuves assez convaincant pour montrer que l‘infanticide est bien plus répandu qu’on le croit, dans le monde animal mais également chez les humains, et aussi bien les bons sauvages bien connectés à leurs instincts que les bons Chrétiens allant à l’église tous les dimanches. Par infanticide on recouvre ici une large palette de comportements plus ou moins actifs : abandon, envoi en nourrice, non allaitement (on parle là d’un contexte où l’allaitement est essentiel à la survie de l’enfant, pas de l’Occident au XXIème siècle)… L’enfant humain est en effet si dépendant qu’il suffit la plupart du temps que sa mère s’en désintéresse pour qu’il meure, sans qu’elle ait à lui porter activement un coup fatal.
C’est dans cette décision que le cerveau conscient intervient : la mère peut évaluer au mieux en fonction des conditions actuelles les chances de survie de l’enfant, et si il vaut le coup qu’elle consente à l’énorme investissement qu’il demande. Parmi les critères de décision se trouvent aussi bien des facteurs extérieurs (ressources, aide dont pourra bénéficier la mère…) que propres à l’enfant (santé, sexe, malformations, poids…). L’auteur note ainsi que les nouveaux-nés humains sont extrêmement gras par rapport aux autres petits primates, et que les adultes ont tendance à trouver cette graisse séduisante (par exemple, on dit « un beau bébé » pour un bébé bien potelé) ; or la survie d’un bébé est notamment corrélée à son poids de naissance, indépendamment de sa prématurité éventuelle (même si c’en est aussi un indicateur).
Par ailleurs, l’infanticide n’est pas l’apanage des mères : les hommes peuvent également y avoir recours, notamment lorsqu’ils veulent qu’une femme allaitant un enfant qui n’est pas le leur redevienne fertile. Ce serait d’ailleurs l’explication à la peur des inconnus manifestée par les tout petits : crainte du mâle infanticide. L’auteur note que cette peur est innée, contrairement à celle des prédateurs qui est apprise auprès des parents. Enfin, il est bien entendu que l’explication des comportements infanticides par la biologie et l’évolution n’en est pas une justification morale ; les moyens modernes de contraception sont un moyen bien plus acceptable d’organiser le planning familial, qui semble lui incontournable (à part chez les Duggar…).
Un autre élément intéressant est que l’élevage d’un enfant, et en particulier d’un nouveau-né, requiert tellement d’énergie et de calories qu’il ne peut pas être assumé par une mère seule (toujours dans les conditions préhistoriques…) : celle-ci doit bénéficier de l’aide d' »allomères », qui peuvent être des femmes de sa famille (plus jeunes qui s’entraînent ou au contraire grands-mères qui veillent sur leur descendance) ou des hommes (généralement le ou les père(s) potentiel(s)). Cette aide peut se manifester de plusieurs façons : garde de l’enfant pendant que la mère cherche de la nourriture, ou au contraire aider la mère à trouver plus de ressources, avec toutes sortes de situations intermédiaires, en lien direct avec l’organisation de la société considérée (matrilinéaire, patriarcale, polygame, etc). L’auteur note d’ailleurs que la monogamie est un bon compromis (le meilleur ?) pour l’ensemble des parties (père, mère et enfant).
L’explication des comportements altruistes des allomères se trouve dans la sélection de parentèle : il est rentable d’aider la descendance d’une personne de votre famille (donc qui partage une certaine proportion de vos gènes) si le coût qui vous incombe est inférieur au bénéfice que vous en retirez, pondéré par votre lien de parenté. De façon plus générale, l’explication des comportements altruistes est loin d’être incompatible avec la théorie du gène égoïste, même si c’est assurément un des grands défis de cette science.
L’auteur nous parle également d’attachement et revient notamment sur l’opposition historique entre féministes et théoriciens de l’attachement, les premières reprochant aux seconds de vouloir les enfermer aux fourneaux avec les mômes. Mais nous ne pouvons pas rejeter une théorie aussi bien étayée juste parce qu’elle ne nous arrange pas ou parce que certains de ses tenants ont des tendances machistes. Oui, les enfants, comme les autres petits primates, sont des créatures d’attachement, qui en plus de sécurité physique ont besoin de sécurité émotive. Je ne résiste pas à vous citer ce passage :
Les bébés n’ont aucun moyen de savoir que la mère qui est partie travailler n’est pas morte, que les tigres à dents de sabre ont disparu, les jaguars sont plutôt rares, l’abandon illégal, et que très peu de mères modernes envisagent cette dernière solution. Car les bébés sont conçus pour être comme si les biberons n’avaient jamais été inventés, et aucune loi jamais votée.
Avant qu’Elisabeth et Marianne n’accourent, je précise tout de suite que Sarah Blaffer Hrdy (tout comme Gordon Neufeld) nous rappelle que ce n’est pas parce que cette réalité est incontournable que les femmes doivent rester au foyer : le vrai défi est de trouver des modes de garde de qualité qui permettent de développer une bonne relation d’attachement entre l’enfant et ses parents. Voir cet autre passage :
Si de multiples gardiens sont impliqués tôt dans la vie, il arrive souvent que l’enfant en choisisse un avec qui former une relation primaire. Pourtant, les enfants sont assez flexibles sur ce point. Tous les gardiens précoces deviennent les équivalents émotionnels de la parenté. Tout gardien est capable de passer le message que recherchent désespérément les bébés – « On veut bien de toi et on ne te laissera pas tomber » – message qui suscite le sentiment de sécurité de l’enfant – une épée à double tranchant lorsqu’une allomère disparaît soudain.
[…] Ils [les théories de Bowlby, le pape de l’attachement] ne découragent pas les mères d’avoir recours aux crèches, mais ils poussent fortement à ce que la crèche ressemble à la famille, avec une série stable de personnages et une atmosphère qui offre à l’enfant un sentiment d’appartenance.
Notons aussi que les hommes semblent tout aussi capables de materner que les femmes : la seule différence (mis à part les nénés) est qu’ils réagissent à un seuil de stimulation des demandes de l’enfant un peu plus élevé que celui des femmes. Et donc, comme la femme réagit en premier, c’est toujours elle qui s’occupe de l’enfant et finalement les capacités de parentage masculine restent latentes dans la plupart des cas (mais rien d’irréversible, qu’on se rassure). Donc Mesdames, bouchez-vous les oreilles et laissez Monsieur se lever.
Pour en revenir à l’attachement et au lien si particulier qu’il entraîne, notamment entre la mère et son enfant, comment expliquer l’infanticide maternel malgré ce lien ? Il faut donc savoir que le lien n’est pas automatique à la naissance, mais se construit au fur et à mesure. L’infanticide, quand il a lieu, se produit donc généralement dans les heures suivant la naissance, et plus la mère passe de temps avec l’enfant et plus la probabilité qu’elle l’abandonne diminue. Ceci dit, l’auteur insiste pour qu’on évite la confusion entre l’attachement, dont la construction chez l’humain est subtile et progressive, et l’empreinte, qui caractérise plutôt les oisons de Konrad Lorenz qui considèrent comme leur mère la première chose qu’ils voient en sortant de l’oeuf. Par exemple, le peau à peau mère-enfant juste après la naissance est reconnu pour favoriser grandement l’établissement de ce lien (et l’allaitement) mais ce n’est une condition ni nécessaire, ni suffisante, pour l’un comme pour l’autre.
Bref, il y aurait encore bien des choses passionnantes à vous raconter, mais après avoir renouvelé mon emprunt à la bibliothèque, je crois que je vais l’acheter…