Avant j’avais des principes, maintenant j’ai des enfants


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L’art d’accommoder les bébés

Par  • Le 27 février 2011 à 22:37 • Catégorie : Bibliothèque, Réfléchir

Voilà un bouquin que je voulais lire depuis longtemps, alors autant vous dire que quand l’amie Ficelle me l’a passé, c’était un peu Noël (en fait c’était vraiment Noël puisque nous étions le 27 décembre). Je n’ai pas été déçue, c’est à mon avis un incontournable à mettre en toutes les mains : parents et futurs parents, grands-parents et tous les professionnels de périnatalité et de petite enfance.

L’idée ? Une psychanalyste, Geneviève Delaisi de Parseval, et une ethnologue, Suzanne Lallemand, passent au crible les manuels de puériculture depuis le début du XXème siècle jusqu’à la fin des années 1970 (avec une postface sur la période 1978-1998 dans la dernière édition), disséquant les différentes sauces auxquelles parents et bébés ont été accommodés selon les époques et les lubies personnelles des auteurs. La première montre avec beaucoup de finesse comment beaucoup des dogmes érigés par ceux qu’elles appellent les puériculteurs servent en réalité à compenser leurs propres insécurités et blessures psychologiques ; son approche change très agréablement de la psychanalyse de comptoir que de pseudo-experts nous délivrent sur tout et n’importe quoi (et surtout avouons qu’il est assez jouissif de voir décortiquées à la loupe les névroses des autres). La seconde donne du recul en convoquant les pratiques d’autres peuples, permettant de relativiser les diktats des puériculteurs et montrant comment l’intérêt de telle ou telle façon de faire s’inscrit en fait pleinement dans une vision donnée de la société, voire une idéologie.

L’écriture est agréable (voire franchement savoureuse pour certains passages), et d’un bon niveau : parfois un peu limite pour les neurones fatigués de la jeune mère mais quel plaisir de se voir traitée comme une adulte responsable et douée de raison dans un livre sur la parentalité ! Je vous livre quelques unes des idées développées qui m’ont particulièrement marquée. La première repose sur le constat que la dépendance entière du bébé du ou des adultes qui s’en occupent est sans doute effrayante pour l’enfant, mais peut également l’être fortement pour l’adulte. Cela expliquerait la tendance forte de notre société de vouloir rendre le bébé indépendant : c’est une façon pour le parent ou pour le puériculteur de refouler cette réalité angoissante. En vain bien sûr, car il ne suffit pas de faire comme si un nouveau-né était capable de réguler parfaitement ses heures de repas, de sommeil ou de câlin pour que ce soit effectivement le cas.

Une autre remarque la façon dont les auteurs de livres de puériculture décrient systématiquement les grands-mères, dont les conseils sont jugés inutiles voire nocifs. G. Delaisi et S. Lallemand notent elles que les suggestions des grands-mères ne font que reprendre celles des manuels de leur époque, et qu’il est donc un peu facile pour les auteurs de leur jeter la pierre, au lieu d’avouer leurs propres contradictions (ou celles d’avec leurs prédécesseurs). Ayons donc un peu de pitié pour nos mères et belles-mères, qui ont simplement eu le malheur de subir un lavage de cerveau différent du nôtre (et plus violent également, les citations d’avant les années 1970 étant pour la plupart particulièrement épouvantables).

Il y a également un point vraiment intéressant sur le rôle du père, totalement mis de côté jusqu’à peu. Comme le disent les auteurs

« l’index des sujets passe inexorablement de « peau » à « pertes blanches » ou de « patron » à « photographe », mais de père, point. […] A lire cette littérature, on dirait bien qu’un enfant se fait par parthénogenèse. »

A l’inverse, un tableau brossant les visions d’autres cultures indique que selon la façon dont on interprète les mêmes réalités biologiques, on accordera une place plus ou moins importante à chacun des parents. La société occidentale insiste fortement sur le rôle de la mère (au point, rappellent les auteurs, qu’on parle toujours de « couper le cordon » pour séparer l’enfant de sa mère, alors que le cordon relie le bébé au placenta, qui est un produit embryonnaire, donc issu des deux parents), pourtant

« on ne peut que constater que ce n’est pas la physiologie qui est contraignante, mais l’utilisation qui en a été faite par les différents systèmes idéologiques de représentation. »

Les auteurs proposent ainsi de rééquilibrer les rôles parentaux, y compris par le biais des relations sexuelles pendant la grossesse pour lesquelles des études de psychologie montreraient qu’elles aident le futur père à appréhender et à « participer » à la construction de l’enfant (d’un point de vue psychique bien sûr).

Enfin il est intéressant de noter l’absence globale du concept de plaisir dans ces manuels. Tout est strictement réglementé et ritualisé, chaque option obéit à des considérations rationnelles (ou présentées comme telles), bref la mère est un bon petit soldat qui remplit son devoir. Pourtant il est clair que parler du plaisir de l’allaitement pourrait être plus motivant que de détailler la composition protéique du lait maternel, tout comme réduire le change à son seul aspect peu ragoûtant en enlève la dimension de jeu et de câlin qui n’est pourtant pas négligeable. Le bain n’a pas pour but de briquer le bébé dans les moindres recoins mais plutôt de le voir barboter avec plaisir, quitte à en profiter pour lui passer un peu de savon ça et là. La bien mal nommée « propreté » (Dolto préférait le terme de « continence », plus approprié) est également obsession bien occidentale : les auteurs citent une ethnie où le problème des couches est résolu en dressant le chien à manger les excréments du bébé, jusqu’à ce que celui-ci finisse par imiter les adultes et utiliser les latrines, sans que quiconque ne se formalise du processus. Elles suggèrent d’ailleurs que la volonté de dresser l’enfant à aller au pot dès ses six mois serait finalement une façon de dresser sa mère, qui se voit bien prise par cette tâche qu’elle ne pourra de toute façon accomplir avant plusieurs mois.

Ainsi, ce livre est en fait un véritable essai féministe, examinant la condition maternelle au cours du XXème siècle et montrant point par point comment les diktats de puériculture visent autant à former les petits soldats de demain qu’à enfermer les femmes dans des rôles bien définis et pas forcément très valorisants (certains des manuels n’hésitant pas à présenter la mère comme l’auxiliaire du médecin, qu’il soit obstétricien ou pédiatre !). Les auteurs déplorent d’ailleurs que les manuels ne soient pas écrits par les équipes de chercheurs travaillant sur le développement psychomoteur de l’enfant par exemple, cela reflétant d’ailleurs le peu de cas fait des lectrices :

«  Imagine-t-on […] des livres de gastronomie écrits par des cuisiniers des cantines des hôpitaux ? »

En bref, je le répète, c’est à mon avis une lecture indispensable, à offrir et à s’offrir. Je terminerai ce billet sur une citation de J.S. Bruner, professeur de psychologie américain, trouvée dans ce livre.

« Un bébé n’est pas une horloge et aucun indicateur ne nous permet de prévoir exactement à quel moment un enfant passera d’une étape de sa vie à une autre […]. Il n’y a pas de « bébé idéal », pas de « type d’enfant de trois mois ». Laissons cela aux statisticiens. Il y a tel bébé de tel âge dans ce cadre-ci, à cette heure du jour et avec cette histoire. Que l’on ne confonde pas un « bébé des statistiques » et un vrai bébé. »

Vous en étiez sans doute déjà persuadés, mais c’est toujours bon à lire, à relire et à faire lire.

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